observatoire des sondages

2 poids 2 mesures : quand les sondeurs doublent la mise

vendredi 8 avril 2022

Deux cent quarante-cinq. C’est le nombre de sondages d’intention de votes, ou en rapport avec la présidentielle (une poignée), qui a été produit et publié depuis le début de l’année [1]. Si elle ne représente qu’une faible part de leur chiffre d’affaires (dixit les sondeurs), la majorité d’entre eux ne lâcherait pour aucune raison la production de ces « enquêtes » capitales pour leur notoriété et leur réputation. On le comprend d’autant mieux que l’industrie de l’opinion est l’un des seuls secteurs marchands à résister aussi bien aux défauts constants de sa production, aux mensonges proférés sur ses vertus supposées, et aux multiples fiascos qu’il accumule depuis longtemps.

Incapable de s’en passer, ni même de réduire sa consommation, la presse constitue un facteur déterminant de cette "résilience". Le journaliste et animateur politique J. M. Apathie résumait à lui seul cette attitude qui ressemble à s’y méprendre à une infirmité : "Est-ce qu’on peut imaginer une élection sans sondage ? C’est-à-dire une élection à l’aveugle" [2]. Ouest France s’interrogeait sur la pertinence de leur interdiction éventuelle six mois après avoir renoncé pourtant à commander des sondages pour la présidentielle [3].

Quand ils en produisent peu ou moins, comme Viavoice ou Kantar, les scrutins électoraux, a fortiori l’élection présidentielle, reste une opportunité pour fabriquer de l’intention de vote, se "montrer", répéter et entretenir les mêmes poncifs et clichés. Même les sondeurs depuis longtemps à la retraite ou ne pratiquant plus que le conseil politique "s’invitent" à ces rendez-vous. Concurrence oblige, le rolling poll, un gadget apparu dans la gamme produit de l’Ifop à l’occasion de la présidentielle de 2012 [4], est venu grossir l’offre d’autres sondeurs. Il apparait généralement à l’approche du scrutin. La presse n’en demandait tant pour alimenter sa compulsion pour le "direct" devenu progressivement "temps réel". En parfait accord avec les figures de style sondagières de l’instant T ou de photos instantanées de la réalité que sont censés être ces rolling polls [5]. Les médias peuvent donc choisir entre l’une des deux formules, sachant toutefois que le choix du sondage "fixe" ne leur interdit nullement de réduire la durée entre deux publications, lorsque l’échéance se rapproche. Si Le Monde reste pour l’instant fidèle à la formule "classique", Ipsos son fournisseur alimente également Le Parisien et France Info avec son rolling poll "maison". Idem pour Opinionway qui alimente à la fois Cnews avec des vagues de sondages "fixes" et les Echos et Radio-classique avec son rolling poll. Paris-Match, LCI et Sud radio diffusent quant à eux celui de l’Ifop qui continue à produire des sondages "fixes" pour le Jdd, par exemple. Rien de mieux pour accentuer le yoyo sondagier et hypnotiser sans risque de réveil inopiné les commentateurs professionnels.

Heureusement pour les sondeurs, les journalistes s’embarrassent rarement avec la lecture, qui plus est de notices détaillées de sondages. Aucun risque donc que les écarts entre les résultats (faibles il est vrai) ou que les taux de redressement différents qu’affichent rolling poll et sondages "fixes", "lorsqu’ils sont publiés à la même date, ne viennent troubler encore un peu plus la presse. Notre investigation demeure cependant inachevée puisque nous n’avons pour l’instant pu comparer toutes les données notamment celles figurant sur la notice du sondage Ifop jdd publié le 4 avril et celle du rolling poll publié le même jour par Paris-Match Lci et Sud radio. Leur date de réalisation sont-elles identiques ? Les liens vers leurs fiches étant toujours rompus à cette heure impossible d’en être certains, qui plus est de trouver d’éventuellement des "étrangetés" significatives (cf. ci-dessous). La commission des sondages va-t-elle remédier à ce détail ?

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En ces temps troublés de la raison journalistique où la moindre oscillation, le demi point de différence à la hausse ou à la baisse, est perçu soit comme signe annonciateur d’une victoire possible, soit comme amorce d’une défaite annoncée, c’est peut-être préférable. Quoi qu’il en soit, l’ardeur des sondeurs à occuper la vie politique ne faiblit pas. On pouvait s’en douter, mais ce n’est quand même pas une bonne nouvelle.

NB (9 avril 2022) : les notices disparues sont à nouveau présentes sur le site de la commission. Rien de probant quant à d’éventuelles « étrangetés » évoquées plus haut.


[1D’après les notices détaillées figurant sur le site de la commission des sondages. Rappel : les sondeurs sont légalement tenus de livrer à la commission la notice de chaque sondage publié en relation avec une élection.

[2France 5, C’est à vous, 10 septembre 2021, cf.Une « intoxication » nécessaire : le « lapsus » de J. M. Aphatie.

[3Comme Le Parisien en 2017 (il a depuis changé d’avis, cf. Le Parisien et les sondages : une fake news pour annoncer leur retour.

[4« L’opinion en temps réel » selon les termes du sondeur, en fait un sondage permanent basé sur le renouvellement chaque jour (par tiers) d’une partie de l’échantillon. On parle alors de sondage roulant.

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